Giuseppe Bettoni est professeur de sciences politiques et de géographie à l'université Tor vergata de Rome. Il a enseigné à l'université Cattaneo en Italie, à la London School of Economics, University College of London, puis à Paris 8. Il s'intéresse en particulier aux enjeux de gouvernance et de géopolitique, au prisme des antagonismes à l'échelle des territoires.
En France, la gouvernance des sols est éclatée, elle repose aussi bien sur l’Etat que les collectivités territoriales. On fait donc face à la fois à une grande diversité d’acteurs concernés par le devenir des sols et un droit de propriété particulièrement fort. En même temps, de plus en plus de conflits surgissent autour de l’usage des sols : comment fait-on dans ce cadre pour établir une gouvernance partagée ?
C’est une question très large mais qui me parle beaucoup. C’est justement l’enjeu qui m’intéresse. La gouvernance actuelle a fait l’abstraction des sols du point de vue écologique, pour les considérer seulement comme une surface. On ne pense pas vraiment à ce qu’il y a en dessous, sinon pour l’exploiter. Il y a aujourd’hui un grand conflit qui émerge : le destin des territoires et de leur évolution nous interroge.
En même temps, les choses sont très éclatées. Beaucoup de terrains sont privés alors qu’ils sont considérés comme publics : c’est le cas de certains parcs par exemple. Beaucoup d’espaces qui pourraient être considérés comme des biens communs sont privés. La question de la propriété pose donc un débat infini, auquel s’ajoute le fait que tous les acteurs publics n’ont pas la même vision des choses, qu’il s’agisse de l’Etat, d’une Région ou d'une commune. La question de la gouvernance n’est donc pas facile, ces acteurs coexistent à toutes les échelles.
Les équilibres ne sont pas non plus partout les mêmes : en Italie - et ça fonctionne encore comme ça aujourd’hui - l’acteur public est rarement à l’initiative d’un grand dessein urbanistique. Rome par exemple est une ville qui a grandi de manière tout à fait invraisemblable ! Elle fait onze fois la taille de Paris, elle est à peine plus petite que Londres. Le dernier plan régulateur de grand niveau remonte aux années 1960 et depuis on ne fait que des ajustements à ce plan. Ce sont les acteurs privés qui sont en grande partie à l’origine de l’évolution du territoire.
Les équilibres ne sont pas non plus partout les mêmes : en Italie - et ça fonctionne encore comme ça aujourd’hui - l’acteur public est rarement à l’initiative d’un grand dessein urbanistique. (...) Ce sont les acteurs privés qui sont en grande partie à l’origine de l’évolution du territoire.
Comment s’explique l’omniprésence des acteurs privés dans l’aménagement du territoire en Italie ?
On a un mot pour désigner ça en italien : le « palazzinaro », c’est le propriétaire foncier, le constructeur d’immeubles, qui est en fait à l’origine de beaucoup de projets urbains. Prenons l’exemple d’un projet de centre commercial : les pouvoirs publics vont confier au porteur de projet le soin d’aménager les axes de communication autour, en échange de foncier supplémentaire pour construire davantage. On délègue ainsi aux acteurs privés une partie de l’aménagement des espaces publics.
L’Etat intervient souvent dans le cadre d’un aménagement qui est une initiative privée : un promoteur va porter un projet et les pouvoirs publics vont suivre, en ajoutant par exemple autour des projets de logements des services publics. Parfois les capacités de négociation des pouvoirs publics sont limitées, face au poids des acteurs privés. On retrouve ça dans toute L’Italie, même si c’est inégal, Milan ou Bologne, par exemple, ont été moins impactées par cette manière de faire.
Qui détient la compétence en matière d’aménagement en Italie ?
Depuis la réforme institutionnelle de 2001, cette compétence revient entièrement aux Régions. On a donné à la Région le pouvoir d’intervenir sur les infrastructures d’intérêt national (aéroports, autoroutes…). Heureusement nous avions déjà en Italie un réseau ferroviaire et autoroutier très bien développé, dès les années 1960. L’Etat ne peut plus intervenir en matière d’aménagement que pour des enjeux d’intérêt général majeurs. L’Etat en Italie n’aurait pas pu imposer le ZAN à la française ou mettre en place des SRADDET.
En Italie vous avez pourtant L’ISPRA, qui permet d’avoir une évaluation très stricte de la consommation foncière, sans réel équivalent en France. Cette connaissance fine de la progression de l’artificialisation n’incite pas à la sobriété ?
Absolument pas ! Vous savez, en Italie on consomme du sol comme s’il n’y avait pas de lendemain. Les pouvoirs publics n’imposent aucune contrainte, à part certaines Régions, comme l’Emilie-Romagne, mais avec un très grand nombre de dérogations. Un projet de loi pour lutter contre l’artificialisation a été déposé en 2012, mais il est resté lettre morte. D’autres projets législatifs ont été déposés depuis mais ils n’en sont même pas à la phase d’examination. Donc oui en Italie on peut très bien mesurer, cartographier le sujet, on connaît parfaitement notre consommation foncière, mais de facto il n’y a aucune tentative de limitation de l’artificialisation. D’ailleurs même si la volonté politique était là, il n’est pas certain que les pouvoirs publics en auraient la capacité.
Finalement pour vous la préservation des sols dépend moins de l’échelle de gouvernance que de trouver le juste équilibre entre volonté politique et intérêts des propriétaires fonciers ?
Tout à fait. Il ne faut pas oublier que le droit privé vient directement du droit romain, il est né en Italie. On a un rapport au sol qui est particulier, qui ne s’appelle pas sol mais terrain (terreno), et qui est toujours perçu du point de vue du cadastre. Même s’il y avait une volonté politique, il n’existe pas beaucoup d’outils pour intervenir.
A l’échelle d’une région il faudrait d’abord repenser la définition juridique du sol : à partir du moment où vous définissez le sol comme bien commun fondamental pour l’ensemble de la communauté nationale, là on aurait un moyen pour intervenir malgré toutes les contraintes existantes. Un juriste serait moins catastrophiste que moi, mais je constate l’action territoriale tous les jours. Dans les faits, aujourd’hui, on peine à agir. L’action privée est très difficile à contraindre.
Je vous donne un exemple qui se suffit à lui-même : nous ne sommes pas parvenus à empêcher la construction d’un parking d'hôtel sur le Grand Canal de Venise, site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. L’hôtel avait une concession existante et la mairie n’a rien pu faire. Je sais que ce n’était pas une affaire de corruption, puisque c’est un ami à moi qui a signé l’autorisation : légalement il n’avait pas d’option.
Il y a une réflexion en cours sur la transition écologique aujourd’hui en Italie, mais pas de débat fort et la question de la sobriété foncière est relativement peu présente. Alors oui en France il y a un millefeuille territorial complexe, mais le sujet du foncier est lui-même complexe : on ne peut pas gérer tous ces acteurs, tous ces intérêts et ces échelles différentes avec un simple tournevis ! Je ne fais pas de comparaison entre le fonctionnement italien et français, mais j’évalue le résultat. Bien sûr le SRADDET peut prêter à rire pour un italien, mais le résultat est bien là, aussi modeste soit-il. La France a le mérite d’avoir imposé ces cadres.
Nous ne sommes pas parvenus à empêcher la construction d’un parking d'hôtel sur le Grand Canal de Venise, site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.
Pourtant en France on voit que le ZAN n’est pas acquis et on est encore loin de la préservation des sols pour leurs fonctions écologiques….
Oui, le ZAN n’est pas acquis, mais en réalité je ne crois pas qu’on puisse revenir en arrière. On se souvient par exemple des propos du président de la Région Auvergne Rhône Alpes : il a depuis renoncé à ne pas appliquer le ZAN. N’importe quel décideur politique aujourd’hui ne peut pas vraiment être sourd aux enjeux écologiques, qu’importe son bord politique.
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