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Entretien avec Marc André Selosse

Dernière mise à jour : il y a 2 jours


Microbiologiste spécialisé dans les champignons des sols, Marc André Selosse est professeur au Muséum national d’histoire naturelle et président de la fédération BioGée. Il a publié en 2021 L'origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l'intention de ceux qui le piétinent (Acte Sud). Vous pouvez retrouver ici son intervention au 1er Forum de l'Institut de la Transition Foncière, le 9 mai 2023.

Comment en êtes-vous arrivé aux sols ?


Comment suis-je arrivé à terre…Je m’intéresse aux champignons depuis que je suis enfant. Je les dessinais, je les étudiais au microscope, et à un moment il a fallu que je comprenne d'où ils venaient. Les champignons qu’on récolte ne sont en réalité que les parties reproductrices émergées : j'ai compris qu'il y avait un mycélium microscopique en dessous. A présent que je suis chercheur, je continue de m'intéresser à l'écologie des champignons et c’est comme ça que j'en suis venu à étudier l'écologie microbienne des sols.

Mais les champignons ne représentent bien sûr qu’une partie du sol, qui est intégrée à d'autres dimensions comme la santé humaine ou le fonctionnement global des écosystèmes, puisqu’on ne peut pas, dans le vivant, séparer les éléments. La grande leçon de ces quarante dernières années c’est que tout est lié. Parler du sol c’est donc une manière abstraite de séparer une partie de l'écosystème terrestre du reste, alors que tout relie les parties de l’ensemble. On cherche de la même manière à séparer la santé humaine ou l’état de l’atmosphère du fonctionnement des sols, alors que tout n’est que liens.

© Arthur Donald Bouillé





La grande leçon de ces quarante dernières années c’est que tout est lié. Parler du sol c’est donc une manière abstraite de séparer une partie de l'écosystème terrestre du reste, alors que tout relie les parties de l’ensemble.






Est-ce que les organismes qui sont dans les sols subissent le même sort en matière de biodiversité que le reste des écosystèmes ?


Oui, la même chose. Ce qu’on constate surtout, c’est la réduction de la taille des populations. On n’a pas beaucoup d'extinctions documentées, tout simplement parce qu’on n'a pas beaucoup d'état des lieux “d’avant”. Ce à quoi on fait face actuellement c’est la réduction de la taille des populations, prémices de l'extinction des espèces. Nous sommes bel et bien à l'aube de la sixième extinction. La réduction de la taille des populations de microbes, d’insectes, de collemboles et cetera, c'est déjà une perte de biodiversité puisque que cela signifie qu’il y a moins de diversité génétique à mesure que le nombre d’individus décroît, au sens de la diversité des formes de gènes et des assortiments de gènes dans les organismes.


Malgré tout, comme il nous reste encore la majorité des espèces – c’est le message positif – il est encore temps de redresser la barre, les acteurs sont là. On est au moment d’une extinction qui commence, mais si on fait les choses différemment on peut encore redresser la vie des sols et les fonctions de la biodiversité qui se cache derrière, celle qui trace les lignes du monde où on vit.


Pourriez-vous nous expliquer plus précisément le fonctionnement des mycorhizes ?


C’est typiquement un des services du sol qui normalement fonctionne très bien tout seul. Les plantes vont chercher de l'azote, du phosphate et d’autres éléments dans les sols, où il y en a finalement très peu. Historiquement et depuis que les plantes sont plantes, elles délèguent un champignon pour aller chercher les ressources du sol, en échange de quoi elles nourrissent ce champignon en sucre. C’est un exemple de ce que l'on abîme avec les fausses bonnes idées qu'on a eues quand on ne savait pas comment les choses fonctionnaient. Quand on met des engrais, les substrats passent dans l’eau douce et finissent dans la mer, avec les dégâts qu’on connait : il suffit de citer les algues vertes.


Mais l’autre conséquence c’est que la plante nourrie en abondance n’a plus besoin des champignons, alors que ceux-ci, pour préserver la plante qui est aussi leur source de carbone, ont développé au cours de leur évolution des façons de la protéger. Les champignons jouent donc aussi un rôle phytosanitaire pour la plante. On voit là pointer le fait pernicieux qu’en mettant des engrais on va avoir besoin de plus de pesticides, puisque les plantes seront plus vulnérables aux maladies. On sait pourtant aujourd’hui que le champignon protège la plante de manière systémique, c'est-à-dire que même les parties aériennes sont mieux protégées, pas seulement les racines. On a mis les plantes sous perfusion, plutôt que de laisser au sol la possibilité de jouer son rôle, qui est le résultat d’une évolution millénaire. Ce n’est pas juste une posture écologiste : quand on pollue l’eau avec des fertilisants c’est sur les citoyens que se répercute le coût du traitement de l’eau potable.







On a mis les plantes sous perfusion, plutôt que de laisser au sol la possibilité de jouer son rôle, qui est le résultat d’une évolution millénaire.











Dans les formations initiales aujourd’hui les sols ne sont pas envisagés sous l'angle dont on vient de parler, biologique, écosystémique, mais sous un angle purement agricole et alimentaire. Comment fait-on pour faire évoluer les représentations des sols dans les formations ?


En tant que président de la Fédération Biogée, qui réunit des académies, des sociétés scientifiques, des associations de citoyens et d’entreprises, je peux dire qu’on s'est battus pour qu’il y ait plus d'enseignement en sciences naturelles et de la terre. Dans le secondaire il y a à peine une heure de temps à autre, puis plus rien dans le tronc commun à partir de la seconde. On se bat, toutes les notes transmises au ministère, toutes nos prises de position à l’assemblée sont diffusées en ligne, mais les choses ne bougent pas. La génération actuelle n’a pas compris que ce qui est primordial, ce n’est pas écrire ou compter bien sûr, mais se nourrir et respirer. C’est ce lien de dépendance vis-à-vis des écosystèmes dont on n’a pas suffisamment conscience. Cet élément fondamental n'est pas enseigné et il est si peu enseigné et compris que quand on parle de prévenir les crises sanitaires et environnementales, on ne parvient même pas à être entendu par une génération qui ne réalise pas que c’est fondamental.


C’est gravissime parce qu’on perd du temps en ne formant pas non plus les nouvelles générations. Les pesticides tuent, les algues vertes tuent, c’est, sans mauvais jeu de mots, une question de vie ou de mort. Il faut donner aux gens les compétences pour se saisir de leur existence, en comprenant que la situation actuelle, concernant les sols par exemple, n’est pas une fatalité. C’est en comprenant le fonctionnement des sols et leur potentiel qu’on va pouvoir agir. Il faut donc enseigner le fonctionnement du sol, ses interdépendances, pour former des générations qui comprennent à quoi on tient et comment agir. Et surtout il faut enseigner en faisant attention à l’interdisciplinarité, parce que les objets du vivant appartiennent aux citoyens : l'économie doit en parler, le politique doit en parler, le philosophe aussi.


Qu’est-ce que ça implique concrètement pour vous en termes d'évolution des modalités d'organisation et de représentation du sol dans notre société ? Comment sort-on de cette dichotomie entre le sol nourricier d'un côté et le sol vivant de l’autre ?


Comment fait-on pousser ça ? Encore une fois la formation initiale est importante, j'insiste là-dessus. Ceux qui vont gérer les sols ce ne sont pas les élus contrairement à ce qu'on pense, ce sont les gens qui utilisent une carte bleue, que ce soit pour acheter une nouvelle maison qui va recouvrir un espace agricole dans des zones pavillonnaires, ou une tomate qui a été produite dans des conditions qui n’assurent pas la durabilité du sol et de ses fonctions. Donc on a besoin d'une formation initiale et de sensibiliser les gens, ce qu’on peut faire de beaucoup de manières différentes.


Il faut surtout parvenir à convaincre les politiques de venir chercher l'information auprès des scientifiques, comme une boîte à outils de solutions. Notre génération a commis des erreurs et j'aimerais entendre parler d’ « éco-culpabilité » plutôt que d’ « éco-anxiété ». La génération suivante se trouve dans une situation détériorée c’est vrai, mais avec une énorme boîte à outils construite par les impôts de la génération précédente : les savoir-faire écologiques. On a quand même en France, à Montpellier, un des premiers sites de recherche pour l'écologie et l'évolution. On a un outil fabuleux. On a des centres de recherche dans tous les pays qui ont accumulé beaucoup de connaissances, un grand nombre de données, qui nous donnent des pistes pour agir, comme celle de l’agroécologie. Le seul problème c’est que cette boite à outils, pour l’instant, c’est la belle au bois dormant.


Nous souhaiterions évoquer le principe de la séquence ERC (Eviter Réduire Compenser). Quand on parle de renaturation et de restauration des fonctions écosystémiques des sols de quoi parle-t-on, à quelles conditions sont-elles possibles ? Quelles en sont les limites ?


La biodiversité est le résultat de l’évolution biologique, de la même façon que le patrimoine est le résultat de l’évolution culturelle. Si vous détruisez Versailles, pourrez-vous le compenser ? Dans le domaine des produits de l’évolution culturelle nous n'imaginons même pas compenser, parce que nous savons bien que c’est incompensable. Dans le domaine écologique nous avons voté la compensation parce que nous n'avons pas compris que beaucoup de choses sont incompensables. La compensation écologique est largement le produit de l’ignorance de ce qu’on détruit, même si on peut trouver beaucoup d'exceptions. Ce n'est pas le fait de refaire un trou d’eau qui vous assure d'avoir l'équivalent de la mare que vous avez rebouchée à quelques lieues de là.


D’accord, il vaut mieux compenser quand on ne peut pas faire autrement, on peut quand même considérer dans notre arsenal la compensation, mais le problème du sol c’est que quand on l’abîme on est souvent dans des circonstances irréversibles. Vous pouvez très bien, en ville, remplacer des zones bitumées par des ouvertures, de la verdure, des zones de sociabilité autour de la verdure, avoir de petites productions alimentaires, ajouter de la fraîcheur en été, garder la chaleur en hiver en se servant du sol comme un isolant etc. Ce sont des solutions intéressantes. Mais ce qu’on ne peut pas recréer ce sont des zones fertiles pour produire l'alimentation de l'humanité, ce dont nous avons besoin, des hectares de céréaliculture. Or on ne peut jamais refaire à grande échelle des sols de qualité. On peut les aménager, certes, pour améliorer la qualité des villes et les conurbations, mais on ne refait pas à grande échelle des sols fertiles.


Le rythme d’artificialisation français progresse trois fois plus rapidement que la démographie. Il est complètement décorrélé de nos besoins, on surexploite nos sols. Les Safer nous disent que l’artificialisation, depuis les années 1970, représente 10 % de la surface agricole utile. En réalité, comme les villes sont dans les zones fertiles et qu’elles progressent dans leur périphérie, ce n’est pas 10 % de la production qu'on a perdu, mais beaucoup plus. Quoi qu’on en dise, cette perte n’est pas réversible. D’une certaine façon le Zéro artificialisation nette (ZAN), ce programme légal de la loi Climat et résilience, revient la plupart du temps à un « zéro artificialisation brute ». Alors les élus vitupèrent, parce que leur modèle de croissance et de développement ce sont les zones périphériques industrielles et les banlieues pavillonnaires, parce que les gens n’ont pas envie de vivre en centre-ville mais à la campagne. Tout le monde participe à un modèle de développement et d'épanouissement qui est incompatible avec le ZAN. Pourtant il va bien falloir s’y atteler et on voit très bien ici l'importance de l'interdisciplinarité ou de la vision systémique : le biologiste peut dire ce qu'il veut, la vraie question est de savoir comment on se met autour de la table avec des aménageurs, des décideurs, des architectes, pour repenser les choses.






Le biologiste peut dire ce qu'il veut, la vraie question est de savoir comment on se met autour de la table avec des aménageurs, des décideurs, des architectes, pour repenser les choses.








L’enjeu n’est pas seulement de recouvrir les sols ou non, mais de préserver les fonctions des sols : il y a des sols qui ont perdu leurs fonctions climatiques ou écologiques, on peut recouvrir les sols pollués par l'industrie pour préserver les autres. Que faire par exemple des 11 % de commerces vacants dans les centres-villes français ? Il faut qu'on pense ensemble les solutions, car le problème n’est pas simple et il est vital à la fois. Avec le changement climatique la productivité de nos sols risque de s’effondrer, et dans ces conditions les pays baisseront leurs exportations alimentaires. Il ne faut pas estimer notre balance commerciale en euros mais en calories (vous enlevez ainsi les spiritueux, qui coûtent cher) : actuellement nous sommes légèrement excédentaires, mais est-ce que sera toujours le cas quand nous aurons le climat de l’Espagne ? A ce moment-là on aura besoin de surface, or cette surface on vient de l’ôter de la bouche de nos enfants avec l’expansion de nos villes.



Entretien réalisé par Louise Eymard et Jean Guiony
Illustrations : Série Holobiomes - Arthur Donald-Bouillé


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